Dans cet article, je propose une brève introduction à l’exégèse de la Bible Hébraïque. L’idée étant, à partir d’un texte de la Bible Hébraïque, d’apprendre à mettre en oeuvre plusieurs niveaux de lectures. N’étant pas exégète de profession, je n’ai pas la prétention de livrer un travail de niveau académique, mais plutôt d’inviter à la réflexion en apprenant à adopter une posture raisonnée face au texte biblique.
- Qu’est-ce que l’exégèse ?
- Les premiers chapitres de la Genèse ou « Au commencement » ou Bereshit
- Analyse du texte
- Conclusions
Qu’est-ce que l’exégèse ?
Avant de commencer notre travail, il me semble important de préciser ce que l’on entend par exégèse. Si on s’en tient à la définition du Larousse, on trouve deux sens à ce mot :
- Explication philologique, historique ou doctrinale d’un texte obscur ou sujet à discussion.
- Interprétation et commentaire détaillés
L’exégèse biblique consiste donc à faire un travail de recherche et d’analyse visant à comprendre le texte biblique dans son ensemble. Cet approche est généralement pluridisciplinaire puisqu’il s’agit d’analyser le contexte historique, linguistique, archéologique parfois, spirituel etc… du texte. Dans le contexte de la Bible Hébraïque, la mise en oeuvre d’une analyse exégétique nécessite notamment une bonne connaissance de l’histoire de la région du Proche-Orient ancien et quelques bases en hébreu.
Les premiers chapitres de la Genèse ou « Au commencement » ou Bereshit
Pour mener à bien ce travail, je propose que nous nous basions sur les premiers chapitres de la Genèse ou « Au commencement » ou Bereshit, le premier livre de la Bible Hébraïque qui s’ouvre sur la Création du monde, voici le texte que je vais choisir qui correspond au premier chapitre (la traduction est issue de la traduction dite Segond 21) :
Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. La terre n’était que chaos et vide. Il y avait des ténèbres à la surface de l’abîme et l’Esprit de Dieu planait au-dessus de l’eau.
Dieu dit: «Qu’il y ait de la lumière!» et il y eut de la lumière. Dieu vit que la lumière était bonne, et il sépara la lumière des ténèbres. Dieu appela la lumière jour, et les ténèbres nuit. Il y eut un soir et il y eut un matin. Ce fut le premier jour.
Dieu dit: «Qu’il y ait une étendue entre les eaux pour les séparer les unes des autres!» Dieu fit l’étendue et sépara ainsi l’eau qui est au-dessous de l’étendue de celle qui est au-dessus. Cela se passa ainsi. Dieu appela l’étendue ciel. Il y eut un soir et il y eut un matin. Ce fut le deuxième jour.
Dieu dit: «Que les eaux qui sont au-dessous du ciel se rassemblent à un seul endroit et que le sec apparaisse!» Et cela se passa ainsi. Dieu appela le sec terre, et la masse des eaux mers. Dieu vit que c’était bon. Puis Dieu dit: «Que la terre produise de la verdure, de l’herbe à graine, des arbres fruitiers qui donnent du fruit selon leur espèce et qui contiennent leur semence sur la terre!» Et cela se passa ainsi: la terre produisit de la verdure, de l’herbe à graine selon son espèce et des arbres qui donnent du fruit et contiennent leur semence selon leur espèce. Dieu vit que c’était bon. Il y eut un soir et il y eut un matin. Ce fut le troisième jour.
Dieu dit: «Qu’il y ait des luminaires dans l’étendue du ciel pour séparer le jour de la nuit! Ils serviront de signes pour marquer les époques, les jours et les années, ainsi que de luminaires dans l’étendue du ciel pour éclairer la terre.» Et cela se passa ainsi: Dieu fit les deux grands luminaires, le plus grand pour présider au jour et le plus petit pour présider à la nuit. Il fit aussi les étoiles. Dieu les plaça dans l’étendue du ciel pour éclairer la terre, pour dominer sur le jour et la nuit et pour séparer la lumière des ténèbres. Dieu vit que c’était bon. Il y eut un soir et il y eut un matin. Ce fut le quatrième jour.
Dieu dit: «Que l’eau pullule d’animaux vivants et que des oiseaux volent dans le ciel au-dessus de la terre!» Dieu créa les grands poissons et tous les animaux vivants capables de se déplacer: l’eau en pullula selon leur espèce. Il créa aussi tous les oiseaux selon leur espèce. Dieu vit que c’était bon, et il les bénit en disant: «Reproduisez-vous, devenez nombreux et remplissez les mers, et que les oiseaux se multiplient sur la terre!» Il y eut un soir et il y eut un matin. Ce fut le cinquième jour.
Dieu dit: «Que la terre produise des animaux vivants selon leur espèce: du bétail, des reptiles et des animaux terrestres selon leur espèce.» Et cela se passa ainsi. Dieu fit les animaux terrestres selon leur espèce, le bétail selon son espèce et tous les reptiles de la terre selon leur espèce. Dieu vit que c’était bon.
Puis Dieu dit: «Faisons l’homme à notre image, à notre ressemblance! Qu’il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la terre et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre.» Dieu créa l’homme à son image, il le créa à l’image de Dieu. Il créa l’homme et la femme. Dieu les bénit et leur dit: «Reproduisez-vous, devenez nombreux, remplissez la terre et soumettez-la! Dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel et sur tout animal qui se déplace sur la terre!» Dieu dit aussi: «Je vous donne toute herbe à graine sur toute la surface de la terre, ainsi que tout arbre portant des fruits avec pépins ou noyau: ce sera votre nourriture. A tout animal de la terre, à tout oiseau du ciel et à tout ce qui se déplace sur la terre, à ce qui est animé de vie, je donne toute herbe verte pour nourriture.» Et cela se passa ainsi. Dieu regarda tout ce qu’il avait fait, et il constata que c’était très bon. Il y eut un soir et il y eut un matin. Ce fut le sixième jour.
Genèse 1

En hébreu, le texte débute par ces mots (attention, l’hébreu se lit de droite à gauche, plus d’informations sur l’hébreu ici) :
בְּרֵאשִׁית, בָּרָא אֱלֹהִים, אֵת הַשָּׁמַיִם, וְאֵת הָאָרֶץ
Qui se traduit mot à mot de la façon suivante (traduction issue du livre « Ancien Testament interlinéaire hébreu français » aux éditions Biblio) :
En un commencement créa Dieu les cieux et la terre
Pour des raisons liées à l’étude de ce texte, je vais également utiliser le deuxième chapitre de la Genèse que voici :
Ainsi furent achevés les cieux et la terre, et toute leur armée. Dieu acheva au septième jour son oeuvre, qu’il avait faite : et il se reposa au septième jour de toute son oeuvre, qu’il avait faite. Dieu bénit le septième jour, et il le sanctifia, parce qu’en ce jour il se reposa de toute son oeuvre qu’il avait créée en la faisant.
Voici les origines des cieux et de la terre, quand ils furent créés. Lorsque l’Eternel Dieu fit une terre et des cieux, aucun arbuste des champs n’était encore sur la terre, et aucune herbe des champs ne germait encore : car l’Eternel Dieu n’avait pas fait pleuvoir sur la terre, et il n’y avait point d’homme pour cultiver le sol. Mais une vapeur s’éleva de la terre, et arrosa toute la surface du sol.
L’Eternel Dieu forma l’homme de la poussière de la terre, il souffla dans ses narines un souffle de vie et l’homme devint un être vivant.
Puis l’Eternel Dieu planta un jardin en Eden, du côté de l’orient, et il y mit l’homme qu’il avait formé. L’Eternel Dieu fit pousser du sol des arbres de toute espèce, agréables à voir et bons à manger, et l’arbre de la vie au milieu du jardin, et l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Un fleuve sortait d’Eden pour arroser le jardin, et de là il se divisait en quatre bras. Le nom du premier est Pischon; c’est celui qui entoure tout le pays de Havila, où se trouve l’or. L’or de ce pays est pur; on y trouve aussi le bdellium et la pierre d’onyx. Le nom du second fleuve est Guihon; c’est celui qui entoure tout le pays de Cusch. Le nom du troisième est Hiddékel; c’est celui qui coule à l’orient de l’Assyrie. Le quatrième fleuve, c’est l’Euphrate.
L’Eternel Dieu prit l’homme, et le plaça dans le jardin d’Eden pour le cultiver et pour le garder. L’Eternel Dieu donna cet ordre à l’homme : Tu pourras manger de tous les arbres du jardin; mais tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, car le jour où tu en mangeras, tu mourras.
L’Eternel Dieu dit : Il n’est pas bon que l’homme soit seul; je lui ferai une aide semblable à lui. L’Eternel Dieu forma de la terre tous les animaux des champs et tous les oiseaux du ciel, et il les fit venir vers l’homme, pour voir comment il les appellerait, et afin que tout être vivant portât le nom que lui donnerait l’homme. Et l’homme donna des noms à tout le bétail, aux oiseaux du ciel et à tous les animaux des champs; mais, pour l’homme, il ne trouva point d’aide semblable à lui. Alors l’Eternel Dieu fit tomber un profond sommeil sur l’homme, qui s’endormit; il prit une de ses côtes, et referma la chair à sa place. L’Eternel Dieu forma une femme de la côte qu’il avait prise de l’homme, et il l’amena vers l’homme. Et l’homme dit : Voici cette fois celle qui est os de mes os et chair de ma chair ! on l’appellera femme, parce qu’elle a été prise de l’homme.
C’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère, et s’attachera à sa femme, et ils deviendront une seule chair.
L’homme et sa femme étaient tous deux nus, et ils n’en avaient point honte.
Bien que nous utiliserons majoritairement les chapitres 1 et 2 de la Genèse, il m’arrivera également de faire des références à d’autres passages de la Bible Hébraïque.
Analyse du texte
Structure du récit, résumé et questionnements
Le récit se structure autour de différents paragraphes qui racontent les six jours de la Création. On retrouve à chaque fois, à l’exception du premier paragraphe, la formule : « Dieu dit […] Et ce fut […]« . Le point marquant qui se dégage de récit de la Création est la croyance en un monothéisme absolu et au caractère divin de la Création : pas de divinités, pas d’explications scientifiques… Seul Dieu est à l’oeuvre par sa parole et ses actes. Nous pouvons ensuite construire un résumé de ce récit. On peut facilement dégager plusieurs points importants du récit :
- Tout d’abord, d’après le récit biblique, nous apprenons qu’il n’existait rien avant que Dieu se décide à mettre en oeuvre sa création : « La terre n’était que chaos et vide.«
- On apprend que le ciel et la terre n’étaient pas séparés à l’origine : « Dieu fit l’étendue et sépara ainsi l’eau qui est au-dessous de l’étendue de celle qui est au-dessus«
- C’est Dieu qui est à l’origine des différents éléments qui composent la vie terrestre : séparation des eaux et de la terre, séparation du ciel et de la terre, la lumière, le jour et la nuit, l’homme etc…
- Notons que la Création est réalisée sur six jours
Si on devait construire un résumé, cela pourrait donner la chose suivante :
Le récit de la Genèse raconte l’histoire de la Création du monde et de l’homme par Dieu seul en six jours. On notera l’idée importante du récit qui veut qu’il n’existait rien avant que Dieu se lance dans son oeuvre créatrice avec la formule : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre« . Le récit fait un usage important de la formule « Dieu dit […] Et ce fut […] » pour marquer les différentes étapes de la Création. Le texte est marqué par la croyance en un monothéisme strict et l’adhésion à l’idée que la Création est d’origine divine. On notera quelques anomalies comme un double, voir triple, récit de la Création de l’homme d’abord au chapitre 1 puis au chapitre 2.
Ce résumé succinct ouvre déjà plusieurs questions que nous allons explorer plus en avant :
- Tout d’abord, on peut réfléchir à la façon d’appréhender le récit biblique, en particulier les six jours de la Création : faut-il l’interpréter de façon littérale ?
- On peut ensuite se poser la question de savoir si il existe des récits similaires dans l’histoire humaine. A savoir, est-ce que ce récit est unique ou est-ce qu’il s’inscrit potentiellement dans une tradition littéraire ? C’est un question que l’on peut et doit se poser avec n’importe quel récit biblique
- Ensuite on peut se poser la question du pourquoi la Création dure six jours ? Pourquoi pas une autre durée par exemple ? Nous verrons que cela n’est sans doute pas le fruit du hasard
- On cherchera également à savoir pourquoi la Genèse inclut plusieurs récits de la Création de l’humanité, notamment au chapitre 2 que nous allons explorer plus tard
- Enfin, nous ferons une synthèse du message que les éditeurs de la Genèse ont voulu faire passer
Appréhender le récit de la Création en six jours
La Genèse nous dit que la Terre et les éléments furent créés en seulement six jours. Cela interpelle forcément le lecteur moderne d’autant plus qu’à priori personne n’a été témoin de cette Création. Sans parler des connaissances scientifiques à notre disposition pour appréhender la Création de l’univers avec notamment la théorie du « Big Bang » ou encore la théorie de l’évolution concernant les êtres humains. Que faut-il faire alors de ce récit ? Plusieurs lectures ont et sont encore proposées quant à ce récit : une approche purement littérale (qui veut que la Genèse corresponde aux mots de Dieu et soit donc pure vérité), une approche allégorique (qui veut que la Genèse ne soit pas interprétée mot à mot mais dans un sens plus spirituel) et enfin une lecture rationnelle voir septique qui rejette ou relativise le récit du fait des connaissances scientifiques modernes. L’approche purement littérale veut donc que la Création soit comprise et acceptée mot pour mot, approche que l’on rencontre très fréquemment chez les fondamentalistes religieux qui adhèrent au mouvement nommé « créationnisme ». Pour eux le récit de la Création correspond à l’Histoire. L’approche allégorique est celle que l’on rencontre notamment dans certains branches du christianisme ainsi que dans le judaïsme où de nombreux commentateurs (comme Rachi de Troyes par exemple ou encore Maïmonide) nous invitent à ne pas interpréter les choses uniquement de façon littérale et à nous concentrer sur le message spirituel. Approche intéressante qui voudrait que le récit de la Genèse ne soit pas une cosmogonie (théorie expliquant la Création de l’Univers) mais une cosmologie (théorie expliquant l’ordre de la Création), mais qui présente quelques problèmes dans la mesure où l’on ne sait pas où s’arrête l’interprétation allégorique à l’égard du texte biblique.

Après tout, si la Genèse doit être vue de façon allégorique, pourquoi n’en serait-il pas autant de l’alliance avec Abraham ou encore des Lois décrites dans la Bible Hébraïque ? Enfin, une approche strictement rationnelle qui consiste à rejeter ou minimiser le récit de la Genèse au profit d’une approche strictement scientifique. Cette approche, sans fournir d’explication à la Création de l’Univers (chose que d’ailleurs personne ne peut faire, même si il existe aujourd’hui ne nombreuses théories scientifiques à ce sujet), fait de la Genèse une pure invention (au pire) ou au mieux une histoire embellie de la réalité scientifique. Approche qui a l’inconvénient de nous priver d’une certaine spiritualité et de ne pas admettre que certaines choses sont parfois inexplicables. Il est donc important de savoir remettre un texte comme la Genèse dans son contexte historique, culturel et géographique pour le comprendre. Le récit de la Genèse s’adresse d’abord aux Hommes de son temps qui n’avaient pas les mêmes notions ni connaissances astronomiques. A savoir des Hommes vivants au Proche et Moyen-Orient plusieurs siècles avant JC et dont l’approche de la science n’était pas la nôtre. Il est également important de rappeler que les récits de la Création écrits à cette époque n’avaient pas forcément des visées scientifiques comme nous l’entendons aujourd’hui, mais plutôt des visées théologiques. Loin d’être la preuve d’une forme de pauvreté scientifique et d’inculture des Hommes de cette époque, l’existence de ce récit devrait nous interroger sur le fait que malgré les millénaires qui nous séparent de ces Hommes, nous avons en commun le fait de nous poser les mêmes questions existentielles sur nos origines et de vouloir y apporter des réponses avec les outils à notre disposition. Il est donc important de le lire avant tout dans ce sens.
Genre littéraire et auteur
Le récit de la Genèse peut être clairement rattaché au type de littérature dit « cosmogonie » dont le Larousse donne deux définitions :
Science de la formation des objets célestes (planètes, étoiles, galaxies, etc.).
Partie des mythologies qui racontent la naissance du monde et des hommes.
Nous sommes ici clairement en face d’un récit mythologique qui raconte la naissance du monde et la création des hommes. Il ne s’agit donc aucunement d’un exposé scientifique sur l’origine du monde, mais bien d’un récit de la Création. Ce n’est pas un genre littéraire nouveau comme nous allons le voir dans la partie suivante dans la mesure où tout au long de l’histoire de l’humanité, cette dernière a toujours cherché à comprendre ses origines. Par contre, et c’est important pour la suite, le récit n’est pas une théogonie dont on peut retenir la définition suivante :
Ensemble de divinités formant la mythologie d’un peuple et se caractérisant par une origine analogue.
Doctrine relative à l’origine des dieux.
Ici il n’est pas question de faire l’histoire de Dieu. Si on s’appuie sur le récit de la Genèse, ce dernier s’ouvre directement sur le moment où Dieu commence à créer le monde. Cela suppose qu’il était déjà là. A la différence d’autres récits mythologiques liés à la création du monde où les dieux sont presque comme les hommes, ici Dieu ne possède pas d’histoire ou de forme physique car il semble être considéré comme un tout présent depuis toujours. Maintenant que nous avons vu le genre littéraire principal du récit de la Genèse, nous pouvons nous interroger sur son auteur. Le texte biblique ne fournit aucune indication à sujet. Traditionnellement, le texte de la Genèse ainsi que l’ensemble du livre du Pentateuque ou la Torah sont attribués au prophète Moïse qui aurait mis par écrit l’ensemble des cinq livres du Pentateuque. La véracité de cette information est remise en cause depuis longtemps déjà et abandonnée dans les milieux académiques. Pourquoi ? Tout simplement, comme nous allons le voir plus en détail dans la suite de ce article, le texte contient des répétitions, contradictions et des choses que Moïse n’aurait pas pu écrire lui-même (en témoigne de façon frappante la description de sa propre mort à la fin du Pentateuque, la tradition juive expliquant que ce serait Josué qui aurait écrit les derniers versets relatant la mort de Moïse). L’approche aujourd’hui retenue dans les cercles scientifiques et académiques est que le texte du Pentateuque, et donc de la Genèse, est un récit de compromis pour construire le roman national du peuple hébreu où plusieurs traditions distinctes cohabitent. Ce débat sur l’identité des auteurs des livres de la Bible Hébraïque ne concerne d’ailleurs pas que la Torah, mais également d’autres livres de la Bible Hébraïque (et même si ce n’est pas le sujet de ce site internet, le débat existe également avec le Nouveau Testament comme c’est le cas par exemple avec les débats sur l’identité de l’auteur réel de certaines épîtres de Paul ou encore ce que l’on appelle la problématique synoptique visant à déterminer l’origine des emprunts constatés entre les évangiles de Matthieu, Marc et Luc). L’autre cas le plus célèbre dans la Bible Hébraïque est sans doute le livre d’Isaïe ou Yeshayahou dont on pense qu’il n’y a pas un mais probablement trois auteurs, ce qui amène de nombreux chercheurs à parler de Proto-Isaïe, Deutéro-Isaïe et Trito-Isaïe.
Enuma Elish : l’autre récit de la Création
Avant que les archéologues ne s’intéressent à ce qu’était la Mésopotamie, le texte de la Genèse était presque considéré comme l’unique mythe de la Création. En espérant trouver des preuves de la véracité de la Bible dans l’ancienne Mésopotamie, les archéologues ont finalement découvert des tablettes en écriture cunéiforme qui décrivent des récits similaires à celui de la Genèse. Le récit de la Genèse n’est donc pas le seul récit à décrire la Création du monde par un dieu ou une entité supérieure ou encore des divinités. On a ainsi retrouvé d’autres récits écrits il y a plusieurs millénaires qui mettent en avant la Création du monde par un dieu ou des divinités. Citons à cet effet le texte très célèbre de l’Enuma Elish (le titre correspond à la translittération du premier mot du récit qui signifie « Quand là-haut »), récit babylonien qui décrit la Création du monde par des divinités (voir ici pour plusieurs d’informations sur le contexte de rédaction de la Bible Hébraïque). Pour faire un bref résumé de l’Enuma Elish ce dernier raconte la lutte entre la déesse Tiamat et le dieu Marduk.

Le récit commence d’abord par décrire l’existence de l’eau douce (Apsu) et de l’eau salée (Tiamat) dont l’union engendre les dieux. Dérangée par ces derniers, Tiamat décide de les détruire et va créer des monstres pour les combattre. Marduk accepte de combattre Tiamat à condition de devenir en quelque sorte le roi des dieux. Il combat alors Tiamat puis utilise son corps pour composer le ciel et la terre. Marduk va ensuite créer l’humanité en utilisant le sang et les os de Kingu, un allié de Tiamat. Voici les premiers vers de ce récit (issu d’une traduction automatique depuis l’anglais) :
Quand là-haut le ciel n’avait pas de nom,
Le terrain ferme en contrebas n’avait pas été nommé par son nom,
Rien d’autre qu’Apsu primordial, leur engendreur,
(Et) Mommu*–Tiamat, celle qui les a tous portés, Leurs eaux se mélangeant comme un seul corps ;
Aucune cabane en roseaux n’avait été emmêlée, aucune terre marécageuse n’était apparue,
Quand aucun dieu n’avait été créé,
Inappelés par leur nom, leurs destins indéterminés—
C’est alors que les dieux se formèrent en eux.
Les deux premiers vers rappellent pour beaucoup les premiers versets du récit de la Genèse :
Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. La terre n’était que chaos et vide. Il y avait des ténèbres à la surface de l’abîme et l’Esprit de Dieu planait au-dessus de l’eau.
L’existence de cet autre récit de la Création du monde, qui partage quelques points communs avec le récit de la Genèse pose plusieurs questions dans la mesure où les deux récits viennent de la même région géographique. La plus importante de ces questions est de savoir si le récit babylonien a pu influencer les éditeurs de la Genèse. Pour re-contextualiser l’histoire du peuple hébreu, il est important de rappeler que ce dernier a fait l’objet de deux déportations (événements racontés dans le livre des Rois ou Melakhim): la première déportation en 722 avant JC face à l’empire Assyrien avec la chute du Royaume du Nord, puis une seconde déportation à Babylone après la chute de la ville de Jérusalem en 589 avant JC (voir cette page pour les grandes phases du peuple hébreu). Il existe donc un débat académique sur le fait de savoir si le texte de la Genèse pourrait être de rédaction plus tardive qu’on ne le pense, et si ce dernier ne serait pas le fruit des contacts entre les hébreux et les populations Assyriennes puis Babyloniennes. Les chercheurs s’accordent également pour dire que la plus ancien texte de la Bible Hébraïque (voir ici pour la datation probable des textes bibliques) n’est pas la Genèse mais plutôt le Cantique de la Mer (lorsque les femmes israélites et Myriam la soeur de Moïse entonnent un chant pour célébrer la réussite de la traversée de la Mer Rouge, épisode raconté dans l’Exode ou « Noms » ou Shemot) ce qui rend cette hypothèse plausible. Comme nous allons le voir maintenant, le récit de la Genèse est rempli de références à la Mésopotamie. Tout d’abord, on peut évoquer la localisation du jardin d’Eden, situé sur les rives de l’Euphrate, probablement au coeur de ce qui étaient les grands empires de la région, ce qui n’est sans doute pas non plus le fruit du hasard :
Puis l’Eternel Dieu planta un jardin en Eden, du côté de l’orient, et il y mit l’homme qu’il avait formé. L’Eternel Dieu fit pousser du sol des arbres de toute espèce, agréables à voir et bons à manger, et l’arbre de la vie au milieu du jardin, et l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Un fleuve sortait d’Eden pour arroser le jardin, et de là il se divisait en quatre bras. Le nom du premier est Pischon; c’est celui qui entoure tout le pays de Havila, où se trouve l’or. L’or de ce pays est pur; on y trouve aussi le bdellium et la pierre d’onyx. Le nom du second fleuve est Guihon; c’est celui qui entoure tout le pays de Cusch. Le nom du troisième est Hiddékel; c’est celui qui coule à l’orient de l’Assyrie. Le quatrième fleuve, c’est l’Euphrate.
Genèse 2

Notons que le patriarche Abraham (d’abord appelé Abram) vient également de cette région, et plus particulièrement de la vie de Ur que l’on s’accorde à situer généralement en Mésopotamie, comme le raconte le chapitre 11 de la Genèse :
Abram et Nachor prirent des femmes : le nom de la femme d’Abram était Saraï, et le nom de la femme de Nachor était Milca, fille d’Haran, père de Milca et père de Jisca. Saraï était stérile : elle n’avait point d’enfants.
Térach prit Abram, son fils, et Lot, fils d’Haran, fils de son fils, et Saraï, sa belle-fille, femme d’Abram, son fils. Ils sortirent ensemble d’Ur en Chaldée, pour aller au pays de Canaan. Ils vinrent jusqu’à Charan, et ils y habitèrent
Il est donc intéressant de noter qu’une partie du mythe de la Genèse se déroule ainsi au coeur de la Mésopotamie, et que le premier des patriarches vienne lui même de cette région. Notons encore un autre exemple de cet ancrage dans le contexte mésopotamien avec le mythe de la tour de Babel qui est semble-t-il une référence aux ziggourat (sorte de hautes tours) construites en Mésopotamie :
Toute la terre avait une seule langue et les mêmes mots. Après avoir quitté l’est, ils trouvèrent une plaine dans le pays de Shinear et s’y installèrent. Ils se dirent l’un à l’autre: «Allons! Faisons des briques et cuisons-les au feu!» La brique leur servit de pierre, et le bitume de ciment. Ils dirent encore: «Allons! Construisons-nous une ville et une tour dont le sommet touche le ciel et faisons-nous un nom afin de ne pas être dispersés sur toute la surface de la terre.»
L’Eternel descendit pour voir la ville et la tour que construisaient les hommes, et il dit: «Les voici qui forment un seul peuple et ont tous une même langue, et voilà ce qu’ils ont entrepris! Maintenant, rien ne les retiendra de faire tout ce qu’ils ont projeté. Allons! Descendons et là brouillons leur langage afin qu’ils ne se comprennent plus mutuellement.» L’Eternel les dispersa loin de là sur toute la surface de la terre. Alors ils arrêtèrent de construire la ville. C’est pourquoi on l’appela Babel: parce que c’est là que l’Eternel brouilla le langage de toute la terre et c’est de là qu’il les dispersa sur toute la surface de la terre.
Genèse 11
Le récit de la Genèse, parmi ses aspects notables, a donc pour caractéristique essentielle de se dérouler dans ce qui est aujourd’hui considéré comme le berceau de la civilisation. Faut-il forcément en déduire que le récit est né de l’influence des cultures Assyriennes et Babyloniennes à l’époque de l’exil ? Il ne s’agit pas ici de trancher sur ce sujet, mais dans le cadre d’une démarche d’exégèse biblique, il est important de pouvoir situer une oeuvre en tant que genre littéraire dans un contexte historique, géographique et culturel. Notons toutefois que le récit biblique se distingue par une originalité propre, et plus particulièrement la croyance en un Dieu unique et indivisible à la différence du mythe babylonien qui fait de la Création le résultat d’une lutte entre divinités. Notons également l’emploi d’une « poésie » propre à la Bible Hébraïque qui la démarque fortement des textes composés sur le même période. Le texte est par exemple beaucoup plus harmonieux que le précédent récit que nous avons cité. Si le récit de la Création dans la Genèse ne fait pas appel à une lutte entre divinités ou contre des monstres, notons toutefois que l’on retrouve de façon fragmentaire dans la Bible Hébraïque des passages relatifs à un combat entre Dieu et une créature marine. Exemple avec le chapitre 27 du livre d’Isaïe ou Yeshayahou :
Ce jour-là, l’Eternel interviendra à l’aide de sa dure, grande et forte épée contre le léviathan, ce serpent fuyard, oui, contre le léviathan, ce serpent tortueux. Il tuera le monstre qui est dans la mer.
Ou encore dans le livre de Job ou Iyov au chapitre 26 :
Par sa force il dompte la mer, par son intelligence il en brise l’orgueil. Son souffle donne au ciel la sérénité, sa main transperce le serpent fuyard.
Et encore dans les Psaumes ou Tehilim au chapitre 74 :
Dieu est mon roi depuis les temps anciens, lui qui accomplit des délivrances sur toute la terre. Tu as fendu la mer par ta puissance, tu as brisé les têtes des monstres sur les eaux; tu as écrasé la tête du léviathan, tu l’as donné pour nourriture aux habitants du désert.
Bien que la mention de ce montre puisse avoir une valeur allégorique, certains chercheurs pointent une certaine ressemblance entre la mention de ce monstre marin et d’anciens mythes Cananéens. La mythologie Cananéenne raconte en effet l’histoire d’un combat entre le dieu Baal Hadad et un serpent tortueux. La localisation d’une partie du récit de la Création au coeur de la Mésopotamie peut donc être également vue comme purement fortuite. Il est aussi possible qu’à l’époque de rédaction de la Genèse cette région possédait un rayonnement irradiant sur tout le Proche et Moyen-Orient et que la fertilité agricole de la région ait été perçu comme d’origine divine. Faute de sources suffisantes et du fait de l’anonymat des auteurs de la Bible Hébraïque (qui n’ont laissé aucun texte permettant de comprendre le processus de rédaction du texte biblique ainsi que leurs motivations) ce ne sont bien entendu que des hypothèses.
La Création en six jours pour amener le jour du Shabbat ?
Le fait que la Création du monde dure six jours dans le récit de la Genèse n’est surement pas le fruit du hasard si on juge par cet autre verset de la Bible Hébraïque toujours dans le même livre au chapitre 2 :
C’est ainsi que furent terminés le ciel et la terre et toute leur armée. Le septième jour, Dieu mit un terme à son travail de création. Il se reposa de toute son activité le septième jour. Dieu bénit le septième jour et en fit un jour saint, parce que ce jour-là il se reposa de toute son activité, de tout ce qu’il avait créé.
Genèse 2
Il est important de rappeler que dans le judaïsme le septième jour de la semaine est sanctifié sous le nom de Shabbat. Il s’agit du jour de repos hebdomadaire des pratiquants du judaïsme. Son établissement en tant que commandement donné aux juifs se retrouve plutôt dans les livres de l’Exode ou « Noms » ou Shemot et du Deutéronome ou « Paroles » ou Devarim (livre qui rappelons le composent le Pentateuque ou la Torah). Avec ce que nous avons vu plus haut, il peut être intéressant de questionner la logique exacte derrière la rédaction du livre de la Genèse. Nous ne trancherons pas le sujet ici (tout simplement parce que cela n’est pas possible), mais la sanctification du septième jour telle qu’elle apparaît dans le livre de la Genèse, combiné au fait qu’un tel commandement est donné plus tard dans d’autres livres distincts et que le livre de la Genèse semble s’inscrire dans une tradition littéraire plus large (comme nous avons pu le voir plus haut en évoquant l’autre récit de la Création, l’Enuma Elish), laisse supposer que le livre a subi une histoire rédactionnelle complexe. A la différence de ce que nous avons vu dans la précédente partie, il ne semble pas y avoir d’influences extérieures sur ce point, mais plutôt un souci d’inscrire le jour du Shabbat dans une tradition antérieure à celle de l’Exode (à savoir un jour déjà sanctifié par Dieu à l’époque de la Création). Ce point pourrait expliquer le vide qui existe entre cette sanctification du septième jour à l’époque de la Création puis son instauration comme commandement divin seulement à l’époque de l’Exode. En effet, dans la Bible Hébraïque, le Shabbat ne semble pas pratiqué par les premiers habitants de la Terre ou encore par les Patriarches dans la période qui sépare le Création et l’Exode. Pour poursuivre cette analyse, notons que les références faîtes au septième jour dans les autres livres de la Bible Hébraique impliquent l’existence de plusieurs traditions qui cohabitent ensemble. Voici ce que dit d’abord le livre de l’Exode ou « Noms » ou Shemot :
Souviens-toi de faire du jour du repos un jour saint. Pendant 6 jours, tu travailleras et tu feras ce que tu dois faire. Mais le septième jour est le jour du repos de l’Éternel, ton Dieu. Tu ne feras aucun travail, ni toi, ni ton fils, ni ta fille, ni ton esclave, ni ta servante, ni ton ton bétail, ni l’étranger qui habite chez toi. En effet, en 6 jours l’Éternel a fait le ciel, la terre, la mer et tout ce qui s’y trouve, et il s’est reposé le septième jour. Voilà pourquoi l’Éternel a béni le jour du repos et en a fait un jour saint.
Exode 20
Puis le livre du Deutéronome ou « Paroles » ou Devarim :
Respecte le jour du repos en en faisant un jour saint comme l’Éternel, ton Dieu, te l’a ordonné. Pendant 6 jours, tu travailleras et tu feras ce que tu dois faire. Mais le septième jour est le jour du repos de l’Éternel, ton Dieu. Tu ne feras aucun travail, ni toi, ni ton fils, ni ta fille, ni ton esclave, ni ta servante, ni ton boeuf, ni ton âne, ni aucune de tes bêtes, ni l’étranger qui habite chez toi, afin que ton esclave et ta servante se reposent comme toi. Tu te souviendras que tu as été esclave en Egypte et que l’Éternel, ton Dieu, t’en a fait sortir avec puissance et force. Voilà pourquoi l’Éternel, ton Dieu, t’a ordonné de respecter le jour de repos.
Deutéronome 5
On note donc l’existence d’une double tradition relative au septième jour. D’abord une référence à la Genèse et aux six jours de la Création, puis une référence à la sortie d’Egypte. Le texte biblique n’offre pas d’explications sur cette anomalie et laisse les deux traditions cohabiter. On peut se poser la question de savoir pourquoi ces deux traditions ne sont pas intégrées en un seul et même texte, ce qui non seulement n’est pas incompatible mais serait également plus logique. Ces deux traditions distinctes qui cohabitent dans le même texte permettent de se prononcer en faveur d’une écriture plus complexe du livre de la Genèse, où les éditeurs ont pu construire le récit de la Création en six jours pour introduire la sanctification du Shabbat et le mettre en cohérence avec les écrits liés à l’institution du jour sacré.
Trois récits de la Création de l’humanité
Le livre de la Genèse comporte ensuite ce qui peut ressembler à des anomalies sous la forme de plusieurs récits de la Création de l’humanité. Cela commence tout d’abord au chapitre 1 de la Genèse avec une création générale de l’humanité :
Puis Dieu dit: «Faisons l’homme à notre image, à notre ressemblance! Qu’il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la terre et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre.» Dieu créa l’homme à son image, il le créa à l’image de Dieu. Il créa l’homme et la femme.
Puis l’histoire change au chapitre 2 :
L’Eternel Dieu façonna l’homme avec la poussière de la terre. Il insuffla un souffle de vie dans ses narines et l’homme devint un être vivant.
Et encore au chapitre 2 pour la création de la femme :
Alors l’Eternel Dieu fit tomber un profond sommeil sur l’homme, qui s’endormit. Il prit une de ses côtes et referma la chair à sa place. L’Eternel Dieu forma une femme à partir de la côte qu’il avait prise à l’homme et il l’amena vers l’homme. L’homme dit: «Voici cette fois celle qui est faite des mêmes os et de la même chair que moi. On l’appellera femme parce qu’elle a été tirée de l’homme.»
Si nos bibles françaises font une différence entre Homme (humanité) et homme (au sens d’un individu de sexe masculin), ce n’est pas la même chose en hébreu. Dans le premier récit de la création de l’Homme au chapitre 1, l’hébreu emploie le mot : adam (en hébreu : אָדָם). Mot qui fait d’ailleurs écho au mot adamah (אֲדָמָה) qui fait référence à la terre, au sol. Ce mot hébreu désigne tour à tour l’homme et la femme de façon simultané (comme c’est le cas au chapitre 1 de la Genèse), un individu indistinct et enfin un homme au sens individu de sexe masculin. La femme quant à elle est désigne sous le nom de ishah (en hébreu : אִשָּׁה) car, nous explique le texte, elle vient de l’homme (en hébreu : אִיש) Toutefois, au chapitre 1 de la Genèse lorsque Dieu créé l’homme et la femme, ces derniers sont désignés en des termes qui veulent plutôt dire mâle et femelle, soit respectivement en hébreu zakar (זָכָ֥ר) et nekavah (וּנְקֵבָ֖ה). Cette situation pose plusieurs questions. Pourquoi fournir plusieurs récits différents de la Création ? Les éditeurs de la Genèse ont-il superposé plusieurs traditions anciennes au sein d’un même texte ? Là non plus nous ne trancherons pas définitivement la question, dans la mesure où il existe des débats académiques et religieux qui sont toujours en cours. Toutefois, la présence de plusieurs récits différents pour raconter le même événement (à savoir la Création de l’humanité) laisse quand même supposer la possibilité de plusieurs rédactions distinctes sous la forme d’une accumulation d’histoires. Le second récit de la Création dans lequel Dieu insuffle la vie avec la poussière de la terre se rapproche par certains aspects du mythe babylonien d’Enuma Elish avec ce passage :
Je rassemblerai le sang pour former des os,
Je ferai naître Lullû, dont le nom sera « homme ».
Je vais créer Lullû—homme
Sur qui reposera le travail des dieux afin qu’ils puissent reposer.
Les deux mythes partagent l’idée que la Création de l’homme est le résultat d’un processus technique. A noter que l’on retrouve également dans le civilisation Egyptienne un mythe similaire à l’idée du « Dieu potier » avec le dieu Khnoum qui aurait façonné l’humanité à partir du limon du Nil. Si on reprend le mythe de Enuma Elish et le fait que l’homme est astreint à travailler, on peut noter que le chapitre 2 (à la différence du chapitre 1 où l’homme est créé à l’image de Dieu et pour dominer la Création) celui-ci est astreint à des travaux dans le jardin d’Eden :
L’Eternel Dieu prit l’homme, et le plaça dans le jardin d’Eden pour le cultiver et pour le garder. L’Eternel Dieu donna cet ordre à l’homme : Tu pourras manger de tous les arbres du jardin; mais tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, car le jour où tu en mangeras, tu mourras.
Genèse 2
Cette idée de l’homme destiné à travailler pour Dieu dans la Genèse, en plus d’introduire un parallèle avec Enuma Elish, renforce l’idée que plusieurs traditions se côtoient dans le livre de la Genèse. Ce qui est sûr, si l’on peut dire, c’est que les éditeurs de la Genèse ont su développer leur théologie propre même si ils ont pu s’inspirer de différentes croyances ou récits disponibles dans la région. Notons en particulier la croyance en un Dieu unique et l’idée d’un homme créé à l’image de Dieu (et non pour le servir, si on s’en tient au premier chapitre de la Genèse). Autre point notable par rapport à ces récits parallèles de la Création de l’homme, l’usage de plusieurs noms pour désigner Dieu dans la Bible Hébraïque. Cela peut passer un peu inaperçu en français, mais un lecteur attentif notera que l’on passe d’abord de « Dieu » (exemple : « Dieu créa le ciel et la terre ») à la formule « L’Eternel Dieu » (exemple : « L’Eternel Dieu forma l’homme de la poussière de la terre ») dans certaines traductions plus exigeantes. Si on se tourne vers le texte en hébreu, nous constatons que nous avons d’abord Elohim (en hébreu : אֱלֹהִים) dans le premier récit de la Création, puis Yavhé ou YHWH ou tétragramme (en hébreu : יְהוָה) dans les autres récits. Le terme Elohim se rapproche du mot El (אֵל) qui désigne un dieu et est considéré comme une forme élargie de ce dernier mot. Bien que le terme Elohim, dans sa définition stricte, corresponde au pluriel de Dieu il est entendu au singulier dans la Bible Hébraïque. Il peut parfois s’entendre comme « Dieu des dieux ». Le tétragramme ou YHWH ou Yavhé peut-être vu comme le nom propre de Dieu. Le nom est si sacré dans le judaïsme qu’il est normalement interdit de le vocaliser ou de le prononcer. Pour rappel, voici d’abord le premier verset du livre de la Genèse en hébreu avec le nom de Dieu (Elohim ici) en rouge (n’oubliez pas que l’hébreu se lit de droite à gauche, plus d’informations sur l’hébreu ici) :
בְּרֵאשִׁית, בָּרָא אֱלֹהִים, אֵת הַשָּׁמַיִם, וְאֵת הָאָרֶץ
Traduit mot à mot par (texte issu du livre « Ancien Testament interlinéaire hébreu français » aux éditions Biblio) :
En un commencement créa Dieu les cieux et la terre
Puis l’autre nom de Dieu en rouge (YHWH ou le tétragramme) dans le verset où l’homme est le produit de l’insufflation du souffle divin dans la poussière, ainsi que le nom Elohim en jaune :
וַיִּיצֶר יְהוָה אֱלֹהִים אֶת-הָאָדָם, עָפָר מִן-הָאֲדָמָה, וַיִּפַּח בְּאַפָּיו, נִשְׁמַת חַיִּים; וַיְהִי הָאָדָם, לְנֶפֶשׁ חַיָּה
Traduit mot à mot par :
Et façonna YHWH Dieu l’être humain poussière venant de le sol et il souffla dans ses narines une haleine de vie et devint l’être humain un être vivant
Ce point renforce la possibilité que le texte soit le résultat de l’accumulation de plusieurs histoires distinctes écrites par différents interlocuteurs. On distingue ainsi dans la Bible Hébraïque plusieurs « écoles » si l’on peut dire : Elohimiste, Yavhiste, Elohimiste-Yavhiste… Et cela sans aucune explication. C’est d’ailleurs l’idée défendue par l’ancienne théorie d’analyse biblique dite « théorie documentaire » qui défend l’idée que les groupes d’éditeurs de la Bible Hébraïque sont notamment identifiables par la façon dont Dieu est désigné dans les écrits. Cette théorie soutient qu’il y a quatre documents différents (JEDP) qui ont fait l’objet d’une compilation finale :
| Document | Date approximative | Auteur probable |
| YAHVISTE (J) | Xème siècle avant JC | Favorable à la monarchie en Israël |
| ELOHISTE (E) | IXème ou VIIème siècle avant JC | Moins favorable à la monarchie et plus influencé par le courant prophétique |
| DEUTÉRONOME (D) | Fin du VIIème siècle avant JC | Probable législateur |
| SACERDOTAL (P) | VIème siècle avant JC | Prêtres exilés |
Une autre approche concernant la présence de multiples récits de la Création, et de voir les récits suivants la première histoire comme des compléments de l’histoire originale. Les répétitions sont fréquentes dans la Bible Hébraïque et il n’est pas impossible que cette répétition s’inscrive dans cette logique. Si on analyse plus en avant le texte biblique, on s’aperçoit que ces « nouveaux » récits de la Création sont décrits après ce paragraphe :
Voici les origines des cieux et de la terre, quand ils furent créés. Lorsque l’Eternel Dieu fit une terre et des cieux, aucun arbuste des champs n’était encore sur la terre, et aucune herbe des champs ne germait encore : car l’Eternel Dieu n’avait pas fait pleuvoir sur la terre, et il n’y avait point d’homme pour cultiver le sol. Mais une vapeur s’éleva de la terre, et arrosa toute la surface du sol.
Genèse 2
On peut analyser la présence de ce paragraphe comme une indication d’un retour en arrière dans le récit pour clarifier le contexte de la Création humaine. Cette vision permet de redonner un peu de cohérence à ce qui semble à la base être une anomalie du récit biblique, sans pour autant expliquer pourquoi le rédacteur (ou les rédacteurs) fait appel à plusieurs noms différents pour désigner Dieu.
Le message de la Genèse
Si on devait synthétiser ce que nous avons vu plus haut sur les chapitres 1 et 2 de la Genèse, nous pouvons déduire que les éditeurs ont voulu faire passer un ou plusieurs messages. Si on s’en tient d’abord au premier chapitre de la Genèse, le message le plus central est le fait que la Création est le résultat de l’intervention unique de Dieu. A la différence des autres mythes similaires à la Genèse, la Création est le résultat de la volonté d’un Dieu unique et indivisible. Il n’est pas question de combats entre divinités ou d’un processus que l’on pourrait qualifier de technique. Tout est le résultat de la simple parole Divine. Dieu dit, pour citer le texte, et cela est fait. L’autre message central du récit relève du statut particulier de l’homme (et de la femme par extension). A la différence là aussi des autres légendes, l’homme et la femme sont plus que des créations techniques, car ils sont faits à l’image de Dieu. A la différence de l’Enuma Elish qui explique la Création de l’homme dans le but de soulager ces derniers d’un fardeau, l’homme est ici créé pour dominer la Création divine. L’inclusion du deuxième chapitre pose quant à lui toute une série de questions et amène des implications. Tout d’abord la Création en six jours prend son sens avec le verset qui introduit la sanctification du septième jour par Dieu lui-même qui se repose de toute sa Création. Dans le contexte du judaïsme, cela permet donc d’introduire le jour du Shabbat comme tradition remontant à l’époque de la Création. Le deuxième chapitre de la Genèse pose également des questions avec la présence de deux nouveaux récits de la Création. Les éditeurs ont probablement voulu introduire d’autres traditions relatives à la Création de l’homme. Des traditions qui peuvent se rapprocher des mythologies des civilisations environnantes puisqu’elles mettent cette fois-ci en avant l’idée d’un Dieu qui met en oeuvre des processus techniques pour créer l’homme et la femme (respectivement, l’idée de modeler l’homme à partir de la poussière, puis de fabriquer la femme à partir du côté de l’homme). Idée qui est absente du premier chapitre de la Genèse. Toutefois, nous avons vu que d’autres interprétations sont possibles quant à l’inclusion de ce nouveau récit de la Création humaine, qui semble aussi ressembler à un retour en arrière.
Conclusions
Nous avons donc appris ici à mettre en œuvre plusieurs niveaux de lectures d’un passage biblique. Tout d’abord, nous avons donc résumé le texte et appris à dégager quelques questions essentielles sur le texte de la Genèse, à savoir : les origines possibles du texte, la question de la durée de la Création du monde et enfin la présence de plusieurs récits de la Création de l’humanité. Nous avons à chaque fois analysé les questions à la lumière des éventuelles découvertes archéologiques, de la grammaire et à la lumière du texte biblique en faisant des comparaisons croisées. Que dire alors de la Genèse ? Sans remettre en cause son caractère inspiré (ce qui est d’ailleurs une notion très subjective), on peut toutefois dégager plusieurs points de réflexion. Le premier est sa similitude avec une longue tradition littéraire de récits de la Création du monde qui mettent en oeuvre un dieu ou des divinités dans la Création du monde et de l’homme. On notera ensuite que le fait que la Création dure six jours et se termine par la sanctification du septième jour, ajouté au fait que plusieurs traditions concernant la sanctification du septième jour se côtoient dans la Bible Hébraïque, peut laisser penser à une rédaction plus complexe. Enfin, la présence de plusieurs récits de la Création de l’homme avec des dénominations différentes pour désigner Dieu peut laisser penser que des traditions différentes ont été compilées dans le texte.
Pour aller plus loin sur le sujet de l’exégèse biblique, je vous recommande les ouvrages suivants :
- « Guide pour l’exégèse de l’Ancien Testament » de Matthieu Richelle
- « Manuel d’exégèse de l’Ancien Testament » de Mickaëla Bauks et Christophe Nihan
- « Théologie de l’Ancien Testament » de Claus Westermann
- « Pour lire l’Ancien Testament » par Gérard Billon et Philippe Gruson
- « La Mésopotamie: De Gilgamesh à Artaban » sous la direction de Francis Joannès
- « De Sumer à Canaan: L’Orient ancien et la Bible » de Sophie Cluzan
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