La Bible Hébraïque et le cinéma

En faisant des recherches sur le Tanakh (תָּנָ״ךְ‎) (Bible Hébraïque) ou Ancien Testament, je suis tombé par hasard sur ce film de 1994 nommé en anglais « Genesis: The Creation and the Flood » sur la Genèse ou « Au commencement » ou Bereshit (בראשית) (le premier livre de la Bible Hébraïque racontant la création du monde jusqu’à l’arrivée des Hébreux en Égypte). Le film a été tourné au Maroc et réalisé par Ermanno Olmi (1931 -2018). Réalisateur qui a remporté la Palme d’Or pour son film de 1978 L’Arbre aux sabots de bois, qui traite des conditions difficiles de la paysannerie dans une région reculée de l’Italie. J’ai trouvé le film à la fois très beau et très intéressant dans la cadre de mes études bibliques, et j’ai été un peu surpris en voyant que la note du film ne dépassait pas 5,5/10 sur IMDB et 22% sur Rotten Tomatoes. Mais ces critiques mettent également en évidence de nombreux défis entourant les films bibliques, et c’est pourquoi je vais utiliser ce film pour expliquer comment un réalisateur peut trouver un bon équilibre entre ces défis pour produire un film significatif.

Il est important de reconnaître les deux principales difficultés qui surviennent lorsque l’on essaie de se lancer dans la réalisation d’un film comme « Genesis: The Creation and the Flood« . Surtout quand on décide d’utiliser le livre depuis les premiers versets décrivant les 6 jours de la Création du monde jusqu’à la sortie de Noé de l’Arche après le Déluge lorsque Dieu scelle son alliance entre lui et l’humanité, avec la promesse de ne plus jamais détruire l’humanité. Ou approximativement depuis les premiers versets du premier chapitre de la Genèse jusqu’au chapitre 9 versets 17. C’est ce que nous appelons dans les études bibliques la partie « primitive » de la Genèse. La partie suivante qui concerne les patriarches (Abraham, Isaac, Jacob) s’appelle quant à elle l’âge patriarcal. 

La première difficulté est que beaucoup de choses décrites dans cette partie de la Bible Hébraïque sont difficiles à montrer ou à représenter comme les 6 jours de la Création ou du Déluge. Concernant les 6 jours de la Création par exemple, les réalisateurs ont le choix entre s’appuyer fortement sur des effets spéciaux (dans le cadre d’une interprétation très littérale) soit d’utiliser une méthode plus abstraite pour se concentrer davantage sur le sens profond du texte. Un exemple (toutes les citations sont issues de la traduction de la Bible dite Segond 21) :

La terre n’était que chaos et vide. Il y avait des ténèbres à la surface de l’abîme et l’Esprit de Dieu planait au-dessus de l’eau.

Faut-il insister sur l’aspect « informe » de la Terre ou sur le sens plus profond et poétique de ces vers ? On pourrait en dire autant de la création de l’Homme, et plus particulièrement de la naissance de la Femme. Extrait :

L’homme donna des noms à tout le bétail, aux oiseaux du ciel et à tous les animaux sauvages, mais pour lui-même il ne trouva pas d’aide qui soit son vis-à-vis. Alors l’Eternel Dieu fit tomber un profond sommeil sur l’homme, qui s’endormit. Il prit une de ses côtes et referma la chair à sa place. L’Eternel Dieu forma une femme à partir de la côte qu’il avait prise à l’homme et il l’amena vers l’homme. L’homme dit: «Voici cette fois celle qui est faite des mêmes os et de la même chair que moi. On l’appellera femme parce qu’elle a été tirée de l’homme.»

Qu’est-ce qui est ici le plus important : l’idée profonde de complémentarité entre l’Homme et la Femme, ou le processus « d’ingénierie » menant à la création de l’Humanité ? Après que Caïn ait tué son frère Abel, il implore Dieu de le protéger de la violence des autres Hommes. Extrait choisi :

Caïn dit à l’Eternel: «Ma peine est trop grande pour être supportée. Voici que tu me chasses aujourd’hui de cette terre. Je serai caché loin de toi, je serai errant et vagabond sur la terre, et toute personne qui me trouvera pourra me tuer.» L’Eternel lui dit: «Si quelqu’un tue Caïn, Caïn sera vengé sept fois» et l’Eternel mit un signe sur Caïn afin que ceux qui le trouveraient ne le tuent pas

Faut-il insister sur l’idée d’une marque « physique » ou plutôt sur la protection divine de Dieu sur Caïn, en dépit de la gravité de son crime ? Ces quelques petits exemples nous montrent combien il peut être difficile de se lancer dans la réalisation d’un film avec un texte comme Genèse, avec des difficultés à trouver un juste milieu entre le littéralisme et la compréhension du sens profond (voir caché) du texte.

La deuxième difficulté est que cette partie de la Bible est loin d’être pleine d’action et ne comporte pas vraiment de personnages marquants (je n’oublie évidemment pas Noé, mais il est un peu moins mémorable qu’Abraham car les premiers chapitres de la Genèse ne comportent pas d’intrigues, doutes et pensées de Noé; sa dimension humaine est nettement moins explorée qu’avec Abraham). Cela signifie que le réalisateur va devoir prendre un texte sans personnages majeurs, avec peu voir pas d’intrigues et de dialogues; et l’intégrer dans un film qui doit être agréable à voir pour les téléspectateurs. Lorsque des réalisateurs cherchent à adapter des livres ultérieurs de la Bible, comme les parties sur Abraham ou encore l’Exode ou « Noms » ou Shemot (שמות), on y trouve de nombreux personnages, mais aussi des dialogues et intrigues sur lesquels construire un film. Réussir un film avec seulement pour trame les premières sections de la Genèse restreint grandement les possibilités si l’on veut rester fidèle à l’histoire racontée dans les premiers chapitres. Cela signifie qu’il faut trouver un bon équilibre entre raconter l’histoire « primitive » et montrer quelque chose de pertinent et engageant pour les téléspectateurs. 

Ce qui a été fait par Ermanno Olmi est de mon point de vue une réussite, et montre comment surmonter largement les difficultés inhérentes à un tel travail , et ce pour plusieurs raisons.

La première qualité du film est sa grande authenticité car il a été tourné dans le désert marocain avec le recours à une grande famille bédouine comme acteurs. De nombreux films bibliques n’atteignent pas ce niveau d’authenticité en raison de leur recours constant à des acteurs occidentaux et du fait du manque de paysages authentiques (situation parfois encore pire avec les films des 1950-1960, tournés pour la plupart dans des décors pré-fabriqués). Lorsque l’on voit la famille bédouine et les paysages qui l’entourent, le monde de la Genèse semble nettement plus tangible. De nombreuses critiques du film se sont plaintes de l’apparente « confusion » des acteurs. Premièrement, je ne pense pas qu’ils soient « confus ». Deuxièmement, leur simplicité ainsi qu’une certaine « timidité », s’aligne très bien avec la discrétion des personnages dans le texte biblique. Troisièmement, on peut sentir à quel point ils sont proches les uns des autres, ce qui ajoute une couche de douceur au film et correspond à l’idée de la famille élargie, décrite dans la Bible Hébraïque.

La deuxième qualité du film (et peut-être sa plus grande idée) est de lire le texte de la Genèse tout au long du film en voix off et aussi en tant qu’histoire racontée par un vieux berger à sa famille. Cela fonctionne pour deux raisons. La première est que le texte de la Genèse n’est pas sacrifié en le mettant de côté ou en essayant à tout prix de produire un film destiné à un public plus large, mais au contraire en en faisant un élément central du récit. La seconde est que cela correspond à l’idée selon laquelle de nombreuses histoires de la Bible étaient probablement des histoires orales répétées au fil du temps, puis écrites pour les générations futures. C’est probablement ce que faisaient les premiers Hébreux en Canaan avant que la Bible hébraïque ne soit officiellement écrite. Le mieux a été fait pour inclure et « traduire » sous la forme d’un film autant de scènes que possible comme le meurtre d’Abel par Caïn, la création des premières villes et le Déluge. Notons également quelques moments où le film s’écarte du texte « officiel » de la Genèse pour inclure certaines parties des Psaumes ainsi que du Cantique des cantiques. Le film est relativement fluide, quand on sait à quel point certaines parties de la Bible peuvent être « fragmentaires ». Mais il faut admettre que les longues lectures de la Bible mêlées à des scènes montrant des paysages « contemplatifs » ne peuvent pas plaire à tout le monde. Pour de nombreuses personnes, le film peut avoir un rythme trop lent. Bien qu’il ne soit pas élitiste, cela signifie que le film n’est pas vraiment destiné à un public très large, car il nécessite un certain intérêt et une compréhension préalable de la Bible, ainsi que l’acceptation d’un film qui est divertissant mais d’une manière différente (par exemple, pas de la même manière que le film « Dix commandements » avec Charlton Heston en tête d’affiche incarnant Moïse, qui mêle grand spectacle et respect pour le texte biblique; car le texte biblique permet ce résultat).

La question que l’on peut se poser alors est : pourquoi les films « Dix commandements » (1956) et « David et Bethsabée » (1961, avec cette fois-ci Gregory Peck dans le rôle de l’acteur principal) sont-ils beaucoup plus populaires ? Objectivement, ce sont tout d’abord deux très bons films, avec d’excellents acteurs. Même si les décors sont un peu plus « artificiels », cela n’enlève rien à la qualité objective de ces deux films. On pourrait aussi évoquer la présence de célèbres « têtes d’affiche », mais ce n’est pas la raison principale à mon sens (même si de ce côté, le film sur la Genèse peut pâtir d’un manque d’acteurs célèbres). La raison la plus importante tient également aux thèmes évoqués par ces films. Dans les « Dix Commandements » sont évoqués des thèmes aussi universels que la liberté retrouvée ou encore la difficulté du cheminement personnel. Dans « David et Bethsabée » sont évoquées à la fois l’amour, l’attrait physique entre les hommes et les femmes et la faillite morale d’un individu au-dessous de tout soupçon : David qui sacrifie son plus proche général en la personne d’Hurri le Hittite pour prendre sa femme. Tout cela aboutissant à la mort tragique du nourrisson de David et Bethsabée comme punition divine, tempérée à la fin du film par l’arrêt de la colère divine. Le texte Biblique est sans ambage sur ce sujet, en témoigne ces extraits du livre du livre de Samuel ou Shemouel (שְׁמוּאֵל) :

Un soir, David se leva de son lit. Comme il se promenait sur le toit du palais royal, il aperçut de là une femme qui se baignait et qui était très belle. David fit demander qui était cette femme et on lui dit: «N’est-ce pas Bath-Shéba, fille d’Eliam et femme d’Urie le Hittite?» David envoya alors des messagers la chercher. Elle vint vers lui et il coucha avec elle, alors qu’elle venait de se purifier après ses règles. Puis elle retourna chez elle. Cette femme tomba enceinte et elle fit dire à David: «Je suis enceinte.» Alors David fit dire à Joab: «Envoie-moi Urie le Hittite.» […] Le lendemain matin, David écrivit une lettre à Joab et il la lui fit parvenir par l’intermédiaire d’Urie. Il écrivit dans cette lettre: «Placez Urie au plus fort du combat, puis reculez derrière lui afin qu’il soit frappé et meure.» Au cours du siège de la ville, Joab plaça Urie à un endroit qu’il savait défendu par de vaillants soldats. Les habitants de la ville firent une sortie et livrèrent combat contre Joab. Plusieurs tombèrent parmi le peuple, parmi les serviteurs de David. Urie le Hittite fut lui aussi tué.

En comparaison, le film sur la Genèse, parce qu’il raconte l’histoire « primitive », représente quelque chose de plus abstrait et moins universel pour les spectateurs. L’arche de Noé et le Déluge sont bien entendu des références culturelles mondialement connues. Même elles sont moins « concrètes » que des thèmes aussi universels que la liberté, l’amour ou la faillite morale des individus. La colère de Dieu qui s’abat sur la Terre est peut-être plus abstraite que la faillite morale d’un homme qui sacrifie un rival. Un autre film américain plus récent sur la Bible Hébraïque, « My Only Son » (2023), évoque lui aussi des sujets très universels. Ce film raconte le moment où Abraham reçoit la consigne de sacrifier son fils unique par Dieu, jusqu’au dénouement final où Dieu lui demande de ne pas aller jusqu’au bout de son geste car il a compris que sa foi en Lui était inébranlable. Le film réussit un « tour de force », en transformant un passage extrêmement difficile et déroutant de la Bible Hébraïque, en quelque chose qui interroge des thèmes très profonds comme l’amour inconditionnel d’un père pour son fils et la foi inébranlable des individus face à quelque chose qui les dépasse; en insistant sur l’impossibilité morale pour Abraham de réconcilier ces deux extrêmes : son amour pour son fils unique si longuement désiré et sa crainte de l’Eternel.

Même si ce n’est pas le sujet principal de cet article, on peut aussi évoquer un film notable du Nouveau Testament : la mini-série « Jésus de Nazareth » (1978) par Franco Zeffirelli. Pourquoi une mini-série réalisée 40 ans plus tôt n’en reste pas moins une référence incontournable ? Tout d’abord, le long format de la série (6 heures au total), permet d’atteindre un niveau de détail et de respect du texte qui serait impossible à atteindre dans un format cinématographique classique. Comme le film sur la Genèse, il a été décidé de tourner au Maroc et en Tunisie, ainsi qu’avec des figurants locaux. Cela donne évidemment un caractère très authentique à cette mini-série. Cela se ressent aussi par les lieux et costumes qui n’ont pas ce côté trop « polissé » d’autres productions Hollywoodiennes. Robert Powell (qui incarne Jésus) reste une figure inoubliable et centrale dans la réussite de cette mini-série. Mais à la différence du film sur la Genèse, la figure centrale est ici Jésus. Indépendamment de savoir si on « croit ou pas » à sa divinité, son histoire dramatique n’en reste pas moins poignante (et connue) pour de nombreux spectateurs, quelque soit leurs perspectives religieuses personnelles. Au delà des points communs sur le caractère authentique, la façon dont un sujet peut toucher (ou non) les téléspectateurs est un facteur essentiel.

Notons également des exemples où la volonté de trop suivre à la lettre le texte biblique ou de prendre au contraire des libertés peut mener à des résultats mitigés. Un exemple assez frappant est la mini-série américaine « Noah’s Ark » (1999) qui traite de l’épisode de l’arche de Noé :

Malgré la présence de deux têtes d’affiche (Jon Voight et Mary Steenburgen), le film n’a pas convaincu les téléspectateurs et la critique. La trop grande prise de liberté avec le texte biblique dans le but de produire un film compatible avec le grand public (amenant par conséquent une certaine confusion entre des épisodes bibliques distincts) a produit le résultat inverse. Pour conclure sur des films marquants relatifs à l’adaptation des premiers livres de la Bible Hébraique, on peut évoquer le film « Moses and Aaron » de 1975 par Jean-Marie Straub et Danièle Huillet :

N’ayant pas vu directement le film je ne jugerais pas de sa qualité narrative et les critiques sont assez peu nombreuses (le film est toutefois bien noté sur IMDB avec une note globale atteignant presque les 7/10). On semble s’orienter plus vers du cinéma dit « expérimental » (dans le sens respectueux du terme). Le film est une tentative d’adaptation d’une pièce inachevée du même nom par Arnold Schoenberg. A la lecture du synopsis de la pièce inachevée, cette dernière semble avoir utilisé la relation décrite comme parfois compliquée entre Aaron et Moïse dans la Bible Hébraïque pour s’intéresser à des questions de fond sur le thème de la foi : la recherche de l’existence de Dieu et le besoin pour les Hommes de voir sa parole traduite en quelque chose de compréhensible et palpable. Le film semble partager de nombreuses caractéristiques avec le film « Genesis: The Creation and the Flood » d’après ce que l’on peut lire des avis : un jeu d’acteurs effacé au profit de la symbolique et des images.

Pour finir, la troisième et dernière qualité du film sur la Genèse, est la qualité exceptionnelle de la photographie. La Bible véhicule également des images, mais ce film réussit à créer quelque chose d’intemporel et de très pertinent en utilisant de magnifiques lieux extérieurs. Presque toutes les scènes sont entrelacées de superbes plans montrant un monde à la fois pur (pour ne pas dire intact), à l’exception de quelques scènes en milieu urbain pour montrer comment l’immoralité et la violence des Hommes conduisent à la destruction de l’humanité par Dieu. Tout cela rend la Bible Hébraïque plus tangible. Il y sans doute dans ce choix fait de montrer qui pouvaient être les premiers Israélites en Canaan (des bergers et des nomades, vivant dans un monde à la fois d’une grande beauté et simplicité, et racontant peut-être le soir d’anciennes histoires légendaires et mythologiques; ce qui d’ailleurs s’aligne très bien avec le fait historique que la Bible Hébraïque est probablement avant tout une compilation d’histoires anciennes remaniées), quelque chose de profondément lié à la démarche quasi « néo-réaliste » d’Ermanno Olmi, que cette vidéo rétrospective illustre assez bien :

Pour conclure, j’ai particulièrement apprécié la fidélité et l’authenticité du film. Mais un travail aussi difficile comporte certaines faiblesses, et ce film ne peut pas vraiment plaire à un large public. Il reste toutefois très intéressant et pertinent parce qu’il pose et tente de résoudre une question simple : comment les réalisateurs et les scénaristes peuvent-ils trouver un équilibre entre littéralisme et attrait pour le public ?

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